Cet article reprend le texte de la vidéo que vous pouvez trouver sur Youtube et Peertube.
Les liens vers la chaîne :
Peertube : https://tube.kher.nl/video-channels/mangayoh_channel/videos
Youtube : https://www.youtube.com/channel/UCImVxjIl3rIEoQIqeDIvKfA/videos
Salut, bienvenue dans cette vidéo qui fait suite à celle sur l’utilitarisme où j’avais expliqué pourquoi l’axiome plaisir/souffrance me semblait pertinent pour construire un système moral, et même essentiel pour que cette morale soit universalisable.
À la fin de la vidéo, on était resté sur la question des dilemmes moraux, tels que le dilemme du tramway ou ses multiples variantes.
Pour contextualiser un peu, je vais rapidement expliquer ces dilemmes : on a par exemple une version de base, celle où un tramway s’apprête à écraser 5 personnes, et où vous pouvez faire dévier le tramway pour qu’il aille plutôt écraser une seule autre personne à la place des 5. On a aussi une version ou vous pouvez tuer une personne pour prendre ses organes et les donner à 5 autres personnes pour les sauver, et encore beaucoup d’autres variantes.
Bon l’idée ici c’est pas tant de se pencher sur chacune de ces variantes, mais plus d’apporter une réflexion générale autour de ces dilemmes tout en ayant un raisonnement utilitariste.
LES DILEMMES MORAUX :
Bien souvent on pose les dilemmes ainsi :
– Vous avez d’un côté le choix déontologique qui est :
Ne pas tuer la personne, même si ça en sauve plusieurs
– Et un choix utilitariste qui est :
Sacrifier la personne car mieux vaut qu’une seule personne ne meure que 5.
Si le dilemme du tramway et ses variantes sont si connues et intéressantes, c’est parce qu’elles nous mettent dans des positions inconfortables, où on penche d’un côté et de l’autre, et où on peut avoir du mal à trancher.
– “Donc si tu admets que le dilemme est difficile, c’est bien que tu doutes encore un peu de l’utilitarisme, si tu étais sûr de toi, tu choisirais à tous les coups la deuxième option, et sans hésiter”.
Alors… en bon sceptique, je doute toujours un peu, mais… Je pense quand-même être assez sûr de moi sur l’utilitarisme, je pense sincèrement que dans les questions morales, il est toujours préférable de raisonner de manière utilitariste.
– “D’accord, j’ai l’impression qu’il y a une contradiction…”
Ça peut effectivement sembler contradictoire, mais c’est parce qu’on ne s’est pas encore posé une question pourtant fondamentale dans le dilemme du tramway… Le choix de tuer la personne est-il vraiment le choix utilitariste ?
L’UTILITARISME EST CONSÉQUENTIALISTE
Comme on l’a déjà vu, l’utilitarisme est conséquentialiste, il n’évalue donc pas une action pour elle-même, mais pour ses conséquences.
Et je pense que bien souvent, des raisonnements qui se veulent utilitaristes oublient pourtant de considérer certaines conséquences indirectes et à long terme. Alors qu’idéalement il faudrait prendre en compte toutes ces conséquences, tout en sachant bien qu’on n’est pas en mesure de toutes les calculer.
On va prendre un exemple, selon ce que je vais appeler l’utilitarisme réductionniste, c’est toujours une bonne action que de tuer une personne pour en sauver 5 autres.
Mais il y a pourtant des arguments utilitaristes qui peuvent nous amener à choisir l’inverse.
– Le premier : puisqu’on vit en société, la façon dont la personne meurt a des conséquences sociales. Par exemple, si on peut admettre que parfois, la mort d’une personne peut être bénéfique au vu des conséquences qu’elle aura ensuite, le fait que cette personne soit tuée, ou que les médecins aient arrêté de la soigner alors qu’ils auraient pu continuer, ça a un impact social. Je pense que peu de gens voudraient vivre dans un monde où ils peuvent être sacrifiés ou arrêtés d’être soignés.
– “Mais ça c’est pris en compte dans les expériences de pensée. On est placé dans une situation où personne n’est au courant de ce que nous faisons, quel que soit notre choix”
C’est vrai, c’est souvent pris en compte, mais ça me semblait quand même important de le préciser, parce que le but d’un système moral, c’est quand même d’être utile et pertinent dans la vie réelle, et non pas juste dans des expériences de pensées aux conditions irréalistes.
Mais il y a encore deux autres remarques qui ne sont pas déjà écartées par l’expérience de pensée :
– La première, c’est qu’on dit que personne n’est au courant de ce qu’il se passe… Mais en fait si, nous, nous on est bien au courant de tout ce qu’il s’y passe, et faire un choix comme tuer une personne n’est peut-être pas sans conséquences sur nous.
Dans la deuxième vidéo, on a vu quelques théories de psychologie sociale, comme la théorie de l’engagement, qui nous dit que nos actions ont généralement pour conséquence de nous persuader que nos actions sont bonnes, et de nous engager un peu plus vers ce type d’action.
Si on accepte de tuer une fois, quel impact ça peut avoir sur nous-mêmes ? Il est probable que ça nous fasse un peu banaliser le comportement, qu’on se dise que bon, c’est peut-être moins grave que ce qu’on pensait avant, voire qu’on recommence une nouvelle fois un peu plus facilement.
On peut prendre un exemple un peu moins extrême que le fait de tuer, on peut parler du mensonge. Dans la société, il est préférable – du moins dans un cadre utilitariste – que les gens aient une certaine confiance les uns en les autres. Si on sait que les autres nous mentent, difficile de leur faire confiance. Mais à partir de là, on peut très bien se dire que parfois, si on ment sans que personne le sache, il y a plein de moments où on va se dire que ça pourra être positif de mentir. Mais est-ce que de mensonge en mensonge il n’y a pas le risque qu’on le banalise et qu’on en dise même là où on en aurait pas dit au début ?
– Bon et après l’argument psychologique, il y a aussi l’argument de la règle, où pour prendre certaines décisions, on peut se dire que de manière générale, il est préférable de se référer à une règle, comme « ne pas tuer », ou « ne pas mentir ».
– “Mais on revient sur du déontologisme là…”
…Et pas tout à fait…
LE CONSÉQUENTIALISME DE LA RÈGLE
Là ou le déontologisme affirme qu’il faudrait faire ou ne pas faire une action parce qu’elle serait intrinsèquement bonne ou mauvaise, le conséquentialisme de la règle ne dit pas que l’action est forcément bonne ou mauvaise, mais il justifie la règle de faire ou ne pas faire telle action par le fait que l’application de cette règle par la majorité de la population aura des conséquences positives.
Pour résumer, un déontologiste pourrait dire il ne faut pas tuer parce que tuer c’est mal, là ou un conséquentialiste de la règle dirait plutôt il ne faut pas tuer, parce que si la plupart des gens adoptent la règle « ne pas tuer » ça aura des conséquences positives.
Donc là j’ai défini le conséquentialisme de la règle, mais si comme dans le cas présent on considère les conséquences positives et négatives selon le critère bonheur/souffrance, alors on pourra parler plus précisément d’utilitarisme de la règle.
Par exemple, si dans certains cas, on peut effectivement imaginer que tuer une personne ait des conséquences positives, il y a sans doute plein de situations où il pourrait y avoir de mauvaises conséquences alors qu’on s’attendait à des conséquences positives, après tout, contrairement à l’expérience de pensée où on est sûr·e et certain·e des conséquences, dans la vie réelle, on n’est pas vraiment en mesure d’évaluer toutes les conséquences. Et si on ramène ça à la société, si on laissait chaque individu juger de qui on pourrait tuer pour optimiser le bonheur, tous ces gens auraient beau avoir de très bonnes intentions, je ne m’attendrais pas vraiment à ce que ça se passe très bien.
Donc peut-être qu’il vaut mieux poser une règle « ne pas tuer », qui de manière générale aura des conséquences positives si elle est appliquée par tous.
Et plus largement on pourrait imaginer l’application d’une règle comme « éviter de nuire aux êtres sentients quand c’est possible », qui me semblerait pertinente pour diminuer pas mal de souffrances.
Et il y a un autre raisonnement qui utilise le principe de la règle, c’est l’idée de se référer à une règle comme une heuristique de décision.
Pour expliquer simplement, une heuristique, c’est un schéma mental qui permet de prendre des décisions rapidement et simplement, parce qu’on a pas toujours le temps, l’énergie et les données nécessaires pour prendre les meilleures décisions.
Voilà pourquoi notre cerveau se fie à des heuristiques qui ont certes le risque d’amener à des biais ou des erreurs de raisonnements, mais qui permettent aussi de faire des choix lorsqu’on est face à des incertitudes ou qu’on manque de données.
Donc, dans le conséquentialisme de la règle, qu’on a vu juste avant, on va juger l’action conformément à l’application d’une règle, règle dont l’application générale doit avoir des conséquences positives.
Mais là, avec l’idée de la règle comme heuristique de décision, on est bien sur un conséquentialisme de l’acte, où on juge chaque action pour ses conséquences. Seulement, on admet qu’au quotidien, on est incapable de mesurer les conséquences de chacune de nos actions. Alors, puisque essayer de calculer les conséquences de chacune de nos actions, c’est beaucoup de réflexion pour un résultat où on va probablement se planter, mieux vaut se fier à une règle, qui, la plupart du temps, aura des conséquences positives (on pourrait faire un raisonnement bayésien là-dessus).
Donc le conséquentialiste de la règle pourrait dire « ne tue pas cette personne, parce qu’il est préférable que personne n’essaie de tuer qui que ce soit ».
Là où le conséquentialiste de l’acte qui se réfère à une règle, pourrait dire « ne tue pas cette personne, parce qu’il y a de fortes chances que ne pas tuer soit la meilleure chose à faire ».
Après dans l’hypothèse où on serait effectivement capable de calculer les conséquences à long terme, on pourrait essayer d’évaluer et comparer les conséquences positives qui résultent du fait de sacrifier telle personne à tel moment, et les conséquences négatives, telles que l’impact social, l’impact sur nous, l’impact indirect de notre raisonnement, etc.
Et en comparant comme ça, on pourrait se dire que parfois, il ne faudrait pas tuer la personne en question à cause des raisons qu’on vient de voir, mais que si tuer la personne engendrait des conséquences positives qui compensaient les conséquences négatives, par exemple si on se retrouvait face à quelqu’un qui s’apprêtait à torturer le monde entier pour l’éternité, peut être que là il serait acceptable d’être un peu plus flexible sur notre règle.
Voilà, parce que malgré tout ce que j’ai dis, le message n’est pas que c’est : toujours une erreur de faire le choix de sacrifier une personne pour en sauver d’autres, mais je dis que dans beaucoup de cas, c’est pas du tout sûr que ce soit le raisonnement à privilégier d’un point de vue utilitariste.
Et ça ne rend pas les expériences de pensée moins pertinentes, au contraire, ça montre justement qu’il y a un réel dilemme même en étant 100 % utilitariste. Et de fait, ces expériences me semblent d’autant plus intéressantes, parce que là où on avait d’un côté une position déontologique bien difficile à défendre (en ceci qu’elle pose une règle comme ça, et souvent sans la justifier), là on a un réel dilemme où les différentes positions peuvent toutes être argumentées en fonction des conséquences futures sur le bien-être, et on pourrait même parler de dilemme utilitariste. La question n’est plus « faut-il faire le choix utilitariste ? », mais « quel est le choix utilitariste ? ».
Bon et y a un autre point qu’il faut aborder, et qui est central dans la construction de notre système moral.
CONSÉQUENCES SOCIALES ET POLITIQUES :
Si on veut un monde meilleur, quelle que soit notre vision de ce qu’est un monde meilleur, il nous faut construire un système moral qui nous fera prendre les bonnes décisions, c’est-à-dire, celles qui vont effectivement contribuer à changer le monde dans le sens qu’on pense être le bon.
Donc quand on est dans un cadre utilitariste, comme ici, on veut pouvoir agir de manière à faire évoluer le monde vers moins de souffrances et plus de bonheur.
Et là encore, je pense qu’il est pertinent de prendre en compte la psychologie des personnes et le contexte social. Tout à l’heure, j’ai donné l’exemple de la règle « ne pas tuer », qui me semble être bénéfique à appliquer à l’échelle de la société. Comme on l’a mentionné dans la vidéo précédente, même si notre but final concerne le bonheur et la souffrance, on ne peut pas raisonner juste avec ces variables, on va utiliser des concepts, des valeurs, etc.
Voilà pourquoi politiquement, on ne va pas uniquement parler de souffrances, mais on va parler de problématiques plus générales, qui elles, causent cette souffrance. Les oppressions et les rapports de dominations qui se mettent en place entre différents groupes d’individus vont créer de la souffrance, mais en amont de cette souffrance, il y a des privations de libertés, moins de considération pour les groupes dominés, on ne se préoccupe pas de leur consentement, etc. et il me semble pertinent de lutter contre ces oppressions et ces rapports de dominations pour construire à terme un monde avec moins de souffrances.
C’est donc important d’avoir une vision systémique de la société et de prendre les problèmes dans leur ensemble. Si on prend l’exemple de certaines discriminations, on ne demande pas qu’elles perdurent en faisant juste un peu moins de souffrances chez les opprimés. La lutte anti-raciste ne demande pas juste moins de violence envers les noir·es, elle demande la fin du racisme, parce que l’abolition de l’oppression est nécessaire pour l’émancipation de tous.
Un cas très intéressant à ce niveau est celui de la cause animale. D’un point de vue utilitariste, c’est une horreur, on a des bons paquets de milliards d’individus qui vivent et se font tuer dans des conditions peu enviables, et niveau souffrance, c’est… assez conséquent, pour faire un euphémisme.
Et dans la protection animale, on a deux grands courants de pensée, où on distingue d’un côté des positions qu’on appelle welfaristes, qui visent à améliorer les conditions de vie des animaux, et puis à les tuer avec le minimum de souffrances. Et à l’opposé, il y a des positions qu’on appelle abolitionnistes, qui ne visent pas à améliorer les conditions de vie des animaux exploités, mais qui ont pour objectif de mettre fin à la domination qui se fait au détriment de certains animaux, et donc à la discrimination sur le critère de l’espèce, et à la possibilité de traiter les animaux comme des ressources à notre disposition, en gros la discrimination spéciste.
Il y a aussi des positions qu’on appelle néo-welfaristes, qui visent à améliorer les conditions de vie à court terme, mais visent l’abolition à long terme, c’est par exemple la stratégie de L214. Mais c’était juste à titre informatif, pour la suite du raisonnement on va rester sur la distinction welfariste / abolitionniste.
Telle que j’ai défini le welfarisme, on peut se dire que ça représente bien l’utilitarisme, qu’il y ait une exploitation ou pas, là n’est pas la question, l’important, c’est que les animaux aient de bonnes conditions de vie, qu’il soit heureux et ne souffrent pas trop.
Et… J’aimerais bien être d’accord avec ça, mais je pense qu’en pratique, ça ne fonctionne pas, parce que là encore, on a une vision très réductrice de l’utilitarisme, et on ne prend pas en compte le côté psychologique des personnes.
Un exemple du quotidien, on entend souvent des discours welfaristes, sûrement très sincères, qui estiment que l’exploitation animale est acceptable quand elle se fait sans souffrance. Très bien, mais qu’est-ce qu’on observe en pratique ?
Eh bien en pratique, les conditions d’exploitation où les animaux ne souffrent pas, elles n’existent pas à ce jour. Donc même en se voulant centré·es sur le bien être, on en vient à fermer les yeux sur des violences et des souffrances.
Et en fait, c’est assez logique, comme on l’a vu dans les deux premières vidéos, (pour en faire une petite synthèse), à partir du moment où il y a un rapport de domination qui s’installe envers une certain groupe, qu’on utilise les individus de ce groupe comme des marchandises et qu’on accepte de les exploiter et de les tuer pour servir nos propres intérêts, alors on est déjà dans un biais de favoritisme pro endogroupe. Les conséquences de ça, c’est qu’on crée une dissociation entre l’endogroupe et l’exogroupe, entre les dominant·es et les dominé·es. Et on va moins considérer les intérêts des dominé·es, ceux qui sont dans l’exogroupe; et plus on continuera dans cette exploitation, plus on sera engagé·e et on considérera que c’est légitime de les traiter comme ça.
Un exemple avec le spécisme, la dissociation homme/animal érige l’humanité en statut supérieur, et fait qu’on a beaucoup moins de considération pour les animaux non-humains. Donc pour conclure cette partie, je pense qu’on fermera les yeux sur les souffrances des autres tant qu’on les voit comme inférieurs et qu’on garde un système de domination par rapport à eux. Dans le cas des animaux, c’est donc l’idéologie spéciste qu’il faut remettre en question. Et le raisonnement s’applique de même avec les autres discriminations, pour que les noirs aient les mêmes chances de s’épanouir que les blancs, il faut que le racisme, en tant que fait social, prenne fin. Et pour ce qui est des discriminations plus en détail, je vous renvoie vers ma première vidéo où je mettais en avant la notion de sentience pour remplacer les autres critères de discriminations.
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Sources et liens :
Mes précédentes vidéos citées dans celle-ci :
Vidéo sur les discriminations / la sentience (#1) : https://mangayoh.fr/scripts-videos/quel-critere-pour-discriminer-la-sentience/
Sur l’engagement et la dissonance cognitive (#2) : https://mangayoh.fr/2021/12/09/theorie-de-lengagement-et-dissonance-cognitive/
Script de la vidéo sur l’utilitarisme (#3) : https://mangayoh.fr/scripts-videos/lutilitarisme-le-meilleur-systeme-moral/
Les expériences de pensées utilitaristes de Monsieur Phi et Lê :
https://www.youtube.com/watch?v=AZBDMN5wZ-8
Heuristique et Biais Cognitifs | Et Comment?
https://www.youtube.com/watch?v=xdy9U7CAubA
Page wiki des heuristiques de décisions :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Heuristique_de_jugement
Fiche de Florence Dellerie (question animaliste) sur le welfarisme, qui résume bien l’idée que le bien-être n’est pas compatible avec l’exploitation :
https://questionsanimalistes.com/quel-est-le-probleme-avec-le-welfarisme/
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