Cet article reprend le texte de la vidéo que vous pouvez trouver sur Youtube et Peertube.

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Si je dis que quelque chose est bien ou mal, est-ce que je prétends décrire un fait objectif, un fait qui existe indépendamment de moi ? Ou est-ce que je fais un jugement personnel ?

– “Ben la morale est construite socialement, rien n’est bien ou mal en soi, ça l’est en fonction de nos opinions et nos valeurs personnelles”.

Ok, donc la morale est subjective. Et du coup si on est désaccord sur la morale, est-ce que l’un de nous deux à tort ?

– “Ben non, puisque comme on vient de le dire, il n’y a pas de morale objective, donc ça ne fait pas sens de dire qu’on a tort ou raison. Chacun à sa morale et personne n’a plus raison qu’un autre. Et puis faudrait être assez prétentieux pour prétendre que nous on a la bonne morale et que les autres se trompent”.

Ok, donc si je dis que torturer des gens au fer à souder pour le plaisir c’est acceptable, je n’ai pas tort, c’est juste mon avis.

– “Euh oui voilà, c’est juste ton avis. Et euh… Attends quoi ?”

Si la morale est subjective, personne à objectivement tort ou raison, rien n’est objectivement bien ou mal. Et donc entre torturer des gens sans raison et ne pas le faire, il n’y a pas d’action qui est objectivement meilleure que l’autre. La morale c’est une affaire de jugement personnel.

– Euh, ouais là c’est chaud quand même. Bon j’ai dit que la morale est subjective, mais y a quand même certains trucs qui sont objectivement mal, genre la torture, l’esclavage, ou le meurtre.

Ah du coup, ça change tout, à partir du moment où on accepte l’existence d’au moins une propriété morale objective, alors on ne peut plus dire que la morale est uniquement subjective. Et, on accepte la thèse du réalisme moral, qui présuppose l’existence de faits moraux objectifs.

– “Des faits moraux ? Il me semble qu’en philo, on oppose généralement les faits, comme “l’existence de la table / terre soleil”, aux valeurs, comme les valeurs morales”.

Justement, c’est pas si évident. Selon la thèse du réalisme moral, les actions auraient la propriété d’être moralement bonnes ou mauvaises, et cette propriété serait objective et pas une projection de nos émotions subjectives.

– “Ben ouais du coup, je retire ce que j’ai dit, y a quand même des trucs assez hard ou on ne peut pas juste dire que c’est une question de ressenti subjectif. Genre si quelqu’un dit que c‘est bien d’élire Hitler président, on ne va pas lui dire que c’est juste son avis, il se trompe”.

Ok, mais tu le justifies comment du coup ? 

– “Ben, parce que… heu…”

D’ailleurs tu ne disais pas que c’était prétentieux d’affirmer avoir raison sur la morale et que d’autres aient tort ?

– “Ouais bon ok, je me suis contredit, et ce n’est pas facile à justifier. Du coup je sais plus trop ce que je pense moi-même de cette question. Mais bref, où tu veux en venir ? Ils existent ou pas ces faits moraux ?”

Où je veux en venir ? Et ben à ça, à un peu de doute et de prudence sur la question. C’est un sujet complexe, et souvent on se prononce un peu trop fermement dessus alors même qu’on ne s’est pas renseigné sur la question, et que les expert·es du domaine sont loin de l’avoir tranchée.

Et quand on balaye les discussions sur la morale d’un revers de main en disant que de toute façon : “la morale c’est subjectif, à chacun sa morale”, sans le savoir on affirme nous-même une certaine position morale, l’anti-réalisme moral, et on tranche en une seconde une des grosses questions de la méta-éthique.

LA MÉTA-ÉTHIQUE :

Bon déjà commençons par préciser de quoi on parle. Jusque-là, sur la chaîne, on a surtout parlé d’éthique normative, qui est la partie de la philosophie morale qui questionne ce qu’il est moralement bon, ou pas de faire. Avec des questions telles que “qu’est-ce qui fait la moralité d’une action ?”

Et dans la présente vidéo, on parle de la méta-éthique, c’est la partie de la morale qui s’intéresse à ce qu’est la morale. De quoi parle-t-on quand on parle de morale ? En gros, au-delà de « quelle est la bonne action à faire », on va se demander “qu’est-ce que les gens veulent dire lorsqu’ils disent qu’une action est bonne” ?

En méta-éthique, il y a 4 types de problèmes majeurs :

– Celle qu’on a abordée là, c’est la question ontologique : “Y a-t-il une réalité du mal indépendamment de nous”. “Existe-t-il des faits moraux ?” Avec d’un côté le réalisme moral qui soutient leur existence, et de l’autre l’anti-réalisme moral.

– Ensuite on a la question sémantique : celle de la signification du langage éthique et de la nature des propositions morales : “qu’est-ce que les gens veulent dire quand ils parlent de morale ?” “Quand on dit qu’une action est moralement bonne, est-ce qu’on veut parler de l’action elle-même ou de nos états subjectifs ?”

– Il y a aussi la question psychologique : enfin deux grosses questions. D’une part la question du type d’états mentaux que sont les jugements moraux : est-ce que les énoncés moraux expriment des croyances, ou est-ce qu’ils expriment d’attitudes ?

Et d’autre part la question de la motivation : “les jugements moraux sont-ils intrinsèquement motivants ?” “Est-ce que l’adhésion à une théorie morale implique une motivation à bien agir, est-ce que ça impact nos comportements, et si oui : en quoi ?”

– Et pour finir on a la question épistémique : comment on fait pour avoir des connaissances sur la morale ? Et même : peut-on avoir des connaissances sur la morale ? Comment on fait pour savoir s’il existe des faits moraux ? Et s’il en existe, comment on fait pour déterminer ce qui est bien ou mal ? On peut très bien penser qu’il existe des faits moraux, mais qu’on a aucun moyen de déterminer ce qui est bien ou mal.

La première question ontologique est celle de l’existence des faits moraux. C’est celle qu’on traite depuis le début de la vidéo.

Avant d’entrer dans des discussions politiques, je pense qu’il est nécessaire de partager dans quel cadre méta-éthique on se place, ça pourra épargner des confusions.

Par exemple, lorsqu’on pose des questions comme « faut-il interdire X ». Est-ce qu’on demande votre ressenti : « êtes-vous favorable à l’interdiction de X », ou est-ce qu’on demande s’il y a objectivement un impératif moral à interdire X ?

Si on accepte le réalisme moral, alors les idées politiques deviennent objectivement bonnes ou mauvaises, et donc on peut affirmer que les gens se trompent en défendant les idées qui sont en contradiction avec la morale qu’on pense être la bonne.

Et si on part sur un postulat anti-réaliste, alors ça devient plus compliqué de dire que les gens ont tort de défendre telle ou telle idée. (je dis plus compliqué, parce que ça reste possible pour les théories subjectivistes (sauf le relativisme du locuteur) (on voit ça plus tard)).

Bien souvent, on est incohérent sur nos postulats méta-éthique et on navigue entre le réalisme et l’anti-réalisme. Un coup on balance les idées politiques comme des vérités objectives en disant qu’il “faut” faire telle action politique, un coup on réduit la morale et les positions politiques à des avis personnels en disant que chacun ses opinions politiques.

Et l’impression que j’en ai, c’est que suivant comment on pose la question, les gens peuvent donner des réponses très différentes sur le caractère objectif ou non de la morale. Comme on l’a vu avec les questions que je posais à mon double, il me semble que les gens sont souvent anti-réaliste lorsqu’on débat de ce qui est très peu consensuel dans la société, mais deviennent réalistes dès qu’on évoque des sujets extrêmes, ou les avis sont majoritairement consensuelles pour dire que c’est bien ou mal.

– “Ah ouais, du coup j’ai l’impression que ça se recoupe avec ce qu’on appelle « la fenêtre d’Overton ».”

Ben, si tu veux développer ta pensée, vas-y.

– “Alors, la fenêtre d’Overton, c’est un concept qui désigne l’ensemble des idées et opinions qu’on considère comme acceptables dans le débat public, dans une certaine époque et un certain contexte. À l’intérieur de cette fenêtre, toutes les opinions sont tolérées, et les défendre est considéré comme acceptable. Par contre, en dehors de la fenêtre, les discours sont jugés comme étant trop « extrêmes », et certaines idées ne peuvent donc pas être défendues publiquement sans être catégorisées comme un « extrémiste ».

Et cette fenêtre, elle se déplace au fur et à mesure du temps et du contexte historique et politique. Par exemple, être contre le mariage homosexuel n’est pas une position tenable dans le débat public en 2023, quelqu’un qui s’y oppose serait de suite perçu comme un gros réac, c’est trop à droite de la fenêtre. Mais si on revient 10 ans en arrière, c’était une position acceptable. Et si on retourne encore plus en arrière, c’est à l’inverse la position pour qui aurait été indéfendable, ça aurait été trop à gauche de la fenêtre et aurait valu d’être taxé de “woke” si ce mot avait existé.

Et on peut faire ce parallèle avec tout un tas d’idées politiques.

Un enjeu politique est de faire bouger cette fenêtre. Si on est de gauche, on voudra tirer la fenêtre sur la gauche pour rendre acceptable des idées progressistes et atténuant les inégalités, et rendre inacceptable des idées réactionnaires ou oppressives. Et dans cette même logique, l’extrême droite va chercher à tirer la fenêtre sur la droite en diffusant massivement des idées réactionnaires dans le but de banaliser des idées racistes et violentes”.

Ok, intéressant, et du coup quel rapport avec la morale ?

– “Eh ben, c’est que la position fluctuante qu’on observe chez les gens quand on leur demande si la morale est objective peut se transposer sur la fenêtre d’Overton. J’ai l’impression que les gens tendent vers l’anti-réalisme sur les sujets ou les différentes positions sont considérées acceptables et sont dans la fenêtre. “Est-il acceptable de manger de la viande ?” “Pour quel candidat faut-il voter ?”. Les gens vont considérer les différentes opinions comme acceptables, et seront plus enclins à dire “chacun son avis, chacun sa morale”. Mais si on les questionne sur des sujets en dehors de la fenêtre : “peut-on torturer des chatons pour le plaisir ?” “Faut-il soutenir Daesh dans la guerre au Moyen-Orient ?” ou d’autres violences extrêmes comme la torture ou l’esclavage, là ils vont généralement considérer que toutes les positions ne sont pas acceptables, et seront plus enclins à dire que ces pratiques sont objectivement mauvaises et donc à pencher en faveur du réalisme moral”.

Effectivement, le parallèle est pertinent. Les positions anti-réalistes sont difficiles à tenir parce qu’elles ont des implications très contre-intuitives : elle nécessite d’admettre que torturer des gens, soutenir Hitler, ou balancer des bombes nucléaires n’est pas objectivement mal. Et que des gens pourraient trouver cela moralement bon sans qu’ils n’aient tort.

À l’inverse, les positions morales réalistes correspondent généralement mieux à nos intuitions morales, mais ont l’inconvénients de n’être pas si facile à justifier. Enfin aucune de deux positions n’est facile à justifier, d’où la complexité du débat.

CONCLUSION :

– “Et histoire que ça nous serve un peu au quotidien, qu’est-ce qu’on fait une fois qu’on a plus ou moins déterminé notre position méta-éthique ?”

Alors si on est anti-réaliste, on considère donc qu’il n’y a pas une morale objective, mais rien ne nous empêche de construire un système moral cohérent et de se baser dessus pour mieux agir. Mieux agir, non pas selon une morale absolue du coup, mais selon nos valeurs morales et le système moral qu’on a construit autour de ça.

Et si on est réaliste, on peut avoir des intuitions qui nous font dire que certaines choses sont bien et d’autres mauvaises, mais est-on capable de les justifier rationnellement ? Est-ce qu’on peut argumenter pourquoi c’est bien telles et telles choses, et pas d’autres, qui doivent être considérées comme bonnes ou mauvaises.

Et avoir ces bases en méta-éthique pourra vous être utile la prochaine fois que quelqu’un rejettera votre discours politique ou moral sous prétexte que « la morale c’est subjectif », vous pourrez lui montrer qu’il tranche un peu vite une question sacrément complexe qui est réfléchi très sérieusement en philosophie. Et vous pourrez aussi lui faire une expérience de pensée avec des trucs hardcores pour voir s’il tient sa position jusqu’au bout. Parce qu’au-delà de si on est réaliste moral ou pas, l’important est surtout de ne pas switcher d’une position à l’autre quand ça nous arrange.

Et évidemment, on peut admettre qu’on ne sait pas et qu’on hésite, c’est bien aussi.

– “Ok, ben c’était intéressant. Bon par contre entre temps je me suis un peu documenté, et j’ai remarqué que t’avais fait pas mal de simplification”. Bon après tu fais de la vulgarisation sur un sujet complexe donc on pardonne, mais ça risque de donner une image un peu erronée du sujet”.

Et ben si tu veux me corriger, vas-y.

– “Et ben je vais le faire oui. Mais je vais le faire dans une prochaine vidéo. Parce que tu fais des vidéos de 20 minutes bien chargées, mais je pense que ce serait mieux de faire plus cours, alors je propose de faire plutôt deux vidéos deux 10 minutes à la place”.

Script de la vidéo suivante

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Sources et liens :

Thread de Cédric Stolz sur la méta-éthique :
De quoi parlez-vous lorsque vous dites que quelque chose est moralement inacceptable ? (avec un superbe schéma) : https://twitter.com/CedricStolz/status/1636417556155363330/photo/1

Pourquoi le relativisme moral est faux : https://twitter.com/CedricStolz/status/1589229643105984515?fbclid=IwAR2BJpkR5XYk2jtlAjzM-5itx80ZK6L-qPO6MZMsnoBBuYL_FL5I-NLxIbQ

Livres :
Qui peut sauver la morale, par François Jaquet et Hichem Naar :
https://www.babelio.com/livres/Jaquet-Qui-peut-sauver-la-morale-/1339669#

Manuel de métaéthique, par Ophélie Desmons, Stéphane Lemaire et Patrick Turmel :
https://www.editions-hermann.fr/livre/manuel-de-metaethique-desmons-ophelie

Méta-éthique et philosophie normative : deux approches (Ophélie Desmons et Jocelyn Maclure, 2020) : https://www.erudit.org/fr/revues/ateliers/2019-v14-n1-ateliers05339/1069953ar/

Page wiki :

Méta-éthique :
https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9ta-%C3%A9thique
Naturalisme vs non-naturalisme. Réductionnisme vs non-réductionnisme :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Naturalisme_moral
Expressivisme :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Expressivisme

Article détaillé sur Stanford University :
https://plato.stanford.edu/entries/moral-realism/
https://plato.stanford.edu/entries/moral-anti-realism/
https://plato.stanford.edu/entries/naturalism-moral/
https://plato.stanford.edu/entries/moral-cognitivism/
https://plato.stanford.edu/entries/constructivism-metaethics/
https://plato.stanford.edu/entries/moral-relativism/
https://plato.stanford.edu/entries/facts/

Sentimentalisme (encyclophilo) : https://encyclo-philo.fr/sentimentalisme-a#:~:text=Le%20sentimentalisme%20d%C3%A9signe%20l%27approche,les%20jugements%20moraux%20et%20esth%C3%A9tiques

Enquête sur la position des philosophes sur divers sujet (dont la méta-éthique) : https://philpapers.org/surveys/results.pl
En sélectionnant “auprès des philosophes de la méta-éthique” :
Sur les faits moraux, on retrouve 55,9% qui penchent pour le réalisme, 26,5% qui penchent pour l’anti-réalisme et 17,6% qui pour “autre”.
Sur le cognitivisme/non cognitivisme (est-ce que les jugements moraux prétendent décrirent des faits) : 74,5% penchent vers le cognitivisme, 13,7% vers le non-cognitivisme, et 11,8% vers “autre”.

Écriture : Yohann Hoarau
Montage vidéo : Thomas Martzolf
Merci à Cédric Stolz et Antonin Broi pour la relecture !